Migration


La migration des papillons est un phénomène fascinant, mais relativement peu connu. Tout le monde connaît celle des oiseaux, qui peuvent traverser la planète du nord au sud, franchir des océans ou des déserts. Mais les insectes sont aussi capables de telles prouesses, ce qui est encore plus surprenant vu leur très petite taille.

Toutes les espèces présentes en Suisse sont capables de se déplacer quotidiennement sur quelques dizaines, voire quelques centaines de mètres en parcourant leur biotope et ses différentes structures. Une partie des espèces ont en plus une tendance à la dispersion leur permettant de coloniser de nouveaux sites favorables. Ce sont en particulier les espèces exigeant un biotope spécifique et peu commun, dont les populations sont morcelées, et pour lesquelles la dispersion permet aussi un indispensable brassage génétique. Les distances de dispersion vont de quelques centaines de mètres à quelques kilomètres, et ne dépassent probablement pas 10 kilomètres. Ce sont surtout les femelles qui s’adonnent à la dispersion, recherchant leur plante-hôte pour y pondre leurs œufs, alors que les mâles sont souvent plus territoriaux.

Mais il existe en Suisse 22 espèces (soit près de 10% des espèces) qui sont considérées comme migratrices, c’est-à-dire qu’elles peuvent parcourir des distances beaucoup plus importantes au cours de leur vie (en Europe au maximum environ 3’000 kilomètres).

Stratégies migratoires

Pour ces 22 espèces, on peut distinguer trois catégories de migrateurs différentes :

  • les migrateurs partiels (15 espèces)
  • les migrateurs par raids depuis le Sud (5 espèces)
  • les migrateurs sur plusieurs générations (2 espèces).

Les trois stratégies migratoires sont illustrées sur le schéma ci-dessous, puis décrites plus en détail.

Stratégies migratoires différentes des espèces de papillons présentes en Suisse.

Migrateurs partiels

Il s’agit d’espèces dont une partie des individus effectue des mouvements occasionnels, en aller simple ou en aller-retour durant leur vie. Ces déplacements permettent aux individus de trouver des conditions plus favorables à leurs besoins à un instant donné : climat clément pour hiverner, abondance de la nourriture pour les papillons adultes au moment de la période de végétation, présence des plantes-hôtes en quantités suffisantes pour la croissance des chenilles (pouvant impliquer une fuite des zones où la végétation est malmenée par la sécheresse estivale). Ces déplacements peuvent être effectués selon un axe nord-sud ou, dans la région alpine, entre différentes altitudes.

L’exemple le plus visible de ces migrations partielles est la Petite Tortue qui vole en direction du nord à la fin de l’hiver (mi-février à mars), et que l’on peut facilement apercevoir survolant des étendues de neige en montagne. À mentionner également les cas de la Piéride de la rave et de la Piéride du chou que l’on voit au printemps et en automne survoler les lacs si l’on se trouve le long du rivage ou sur un bateau.

Migrateurs par raids depuis le Sud

Il s’agit d’espèces méridionales (principalement du Sud de la France et de l’Italie) qui effectuent des incursions vers le nord et qui atteignent nos régions en petit nombre lors d’années favorables (bonne reproduction dans le Sud, conditions météorologiques favorables à la migration). Une fois arrivés en Suisse, les papillons tentent de se reproduire. C’est en général la température hivernale qui est le facteur limitant pour l’installation durable de ces espèces en Suisse (mortalité des œufs et des chenilles si la température est trop basse). Le réchauffement climatique (hivers de moins en moins rigoureux) favorise l’installation de ces espèces dans notre pays.

Les exemples les plus visibles des ces migrations par raids sont :

  • le Cardinal qui s’est installé durablement en Suisse en 2012 (dans la région de Martigny) et qui colonise progressivement l’ensemble de la plaine valaisanne,
  • l’Azuré porte-queue qui apparaît en été et en automne dans les régions chaudes de notre pays et qui parvient maintenant à s’y maintenir localement toute l’année.

Migrateurs sur plusieurs générations

Il s’agit des vrais migrateurs, qui effectuent des voyages réguliers entre différentes régions d’Europe (et d’Afrique) en plusieurs générations. Les individus qui naissent à un endroit entreprennent un voyage (vers le nord ou le sud selon la saison) et atteignent une autre région dans laquelle ils vont se reproduire. La migration aller-retour se fait ainsi en plusieurs générations (aucun individu ne parcourant lui-même le trajet aller-retour).

Le Vulcain est l’espèce dont la migration est la plus spectaculaire en Suisse. Il se reproduit en Europe en trois générations par année. La première génération naît dans le Sud de l’Europe au début du printemps. Les individus partent immédiatement vers le nord. Ils atteignent l’Europe centrale en avril, s’accouplent et trouvent des jeunes orties sur lesquelles les femelles vont déposer leurs œufs. Les chenilles développent ensuite sur les orties en pleine croissance à cette période de l’année. Au début de l’été (juin), les papillons nés de ces chenilles (deuxième génération) continuent la migration et atteignent le Nord de l’Europe, notamment la Scandinavie. Ils trouvent alors à cet endroit de jeunes orties qui commencent à pousser. Une troisième génération se développe durant le court été nordique. Les individus issus de cette troisième génération vont entreprendre dès septembre une incroyable migration à travers l’ensemble de l’Europe qui va leur permettre de regagner le Sud (région méditerranéenne). Ce sont ces papillons qui traversent la Suisse en grands nombres à fin septembre et début octobre et que l’on peut voir se concentrer sur les cols alpins (cf. ci-dessous). L’ensemble de ce processus est résumé, de manière schématique, sur les illustrations ci-dessous. A noter qu’il s’agit d’un schéma général, mais que l’on observe dans la nature des individus qui n’obéissent pas à ce schéma.

1 - Les Vulcains arrivent dans les zones d'hivernage du Sud de l'Europe et pondent leurs œufs sur de jeunes orties.

2 - Dans le Sud de l'Europe, les chenilles se développent "au ralenti", par phases, lorsque la météo est clémente.

3 - Les papillons éclos de cette génération hivernale migrent vers le nord et arrivent au centre de l'Europe en avril.

4 - Ils pondent sur les jeunes orties qui se développent à ce moment-là puis meurent. Les chenilles se développent entre avril et juin.

5 - Les papillons éclos de cette génération migrent en direction du nord et rejoignent la Scandinavie.

6 - Au début de l'été scandinave (fin juin ou début juillet), ils pondent leurs œufs sur les jeunes orties. Les chenilles se développent durant l'été.

7 - Les papillons nés de cette troisième génération s'envolent rapidement vers le sud et traversent toute l'Europe.

8 - Ils rejoignent la région méditerranéenne et pondent leurs œufs, et ainsi de suite.

L’évolution de la période à laquelle se produit le pic de la migration automnale du Vulcain est présentée sur l’illustration ci-dessous.

Évolution du pic d'abondance du Vulcain lors de sa migration automnale vers le sud de l'Europe.

Compte tenu du relief montagneux de notre pays, il existe aussi une migration altitudinale, qui suit les mêmes principes que la migration nord-sud, comme présenté sur l’illustration ci-dessous. La reproduction a aussi lieu en trois générations, mais à des altitudes différentes.

Schéma de la migration altitudinale du Vulcain en Suisse.

La Belle Dame a un comportement migratoire encore plus spectaculaire que le Vulcain. Ce n’est pas trois, mais au moins six générations qui lui permettent d’assurer son cycle de reproduction sur l’année. Selon le modèle des six générations, simplifié et comportant encore des incertitudes (voir cet article scientifique), les générations se succèdent de la manière suivante à partir de la 1ère génération née en Afrique tropicale en hiver : 2e génération dans la région du Sahel, franchissement du Sahara, 3e génération dans le Nord de l’Afrique, franchissement de la Méditerranée, 4e génération dans le Sud de l’Europe, 5e génération en Europe centrale, retour vers le Sud pour une 6e génération dans le Sud de l’Europe ou dans le Nord de l’Afrique puis franchissement du Sahara et nouvelle génération hivernale en Afrique tropicale. À chaque génération, selon le succès de reproduction, les populations se réduisent ou s’amplifient. C’est la raison pour laquelle la migration de la Belle Dame, qui a le plus souvent lieu au début du mois de mai en Suisse, est très variable. Certaines années, les Belles Dames sont quasi absentes alors que, lors des années d’invasion, on peut voir jusqu’à plusieurs milliers d’individus rassemblés au même endroit. En Suisse, la dernière invasion spectaculaire a eu lieu en mai 2009. Par endroits, le nombre de papillons était si important que les voitures étaient obligées de rouler au pas.

Techniques de vol migratoire

La migration des papillons de jour a principalement lieu en altitude où règnent des courants dont profitent les papillons. En Europe, le phénomène ne peut alors être détecté que pour le Vulcain ou la Belle Dame dont la migration concerne des millions d’individus. Des zones de concentration de papillons de grande ampleur peuvent en effet être décelées par radar. Ce moyen de détection est toutefois récent et n’a été que sporadiquement appliqué, la migration des papillons restant globalement un phénomène peu étudié et mal connu. Dans certaines conditions, les papillons sont incités à voler à proximité du sol et la migration devient alors directement observable. La stratégie de vol migratoire des papillons de jour est résumée sur la figure ci-dessous.

Stratégies de vol migratoire selon la direction du vent.

En début de journée, les migrateurs se réchauffent au soleil à l’endroit où ils ont passé la nuit. Lorsque leur température est suffisante, ils s’envolent et montent progressivement en altitude. La technique pour prendre de l’altitude est différente selon les espèces. Les piérides ont un vol papillonnant habituel tandis que les Vulcains utilisent plutôt un vol circulaire avec des planés pour profiter des courants ascendants, notamment à proximité du relief. Si le vent est favorable, c’est-à-dire s’il les pousse dans le sens de la migration, les papillons continuent à monter jusqu’à atteindre quelques dizaines ou centaines de mètres. Ils disparaissent alors de la vue des observateurs au sol (il est très difficile de repérer un papillon isolé sur un ciel bleu). Les papillons restent ensuite dans les courants laminaires, raison pour laquelle on ne les voit pas franchir les cols alpins (ils passent largement au-dessus contrairement aux oiseaux qui, en raison de leur poids plus important, se maintiennent moins facilement dans les flux laminaires). La vitesse moyenne des vols d’altitude a été estimée à 50 km/h, ce qui leur permet de parcourir approximativement entre 300 et 400 kilomètres par jour. Grâce à ces vols d’altitude, on peut estimer que des Vulcains nés en Scandinavie peuvent atteindre le Sud de l’Europe en moins de 10 jours de vol avec des conditions favorables.

Si le vent n’est pas favorable (direction opposée au sens de migration), le vol migratoire a lieu à environ 1 mètre au-dessus du sol, dans la couche d’air qui nécessite le moins de dépense énergétique. La migration des Vulcains devient alors visible. La vitesse moyenne du vol est d’environ 15 km/h. Les papillons volent en suivant le relief et évitent si possible de prendre trop d’altitude, comme le montre l’exemple illustré par les figures ci-dessous (trajet approximatif suivi par les Vulcains entre le Col de la Croix et le Col de Cou).

Trajectoire des Vulcains lorsqu'ils franchissent la plaine valaisanne à proximité de Monthey et s'engagent dans le Val d'Illiez (image Google Earth).

Trajectoire des Vulcains lorsqu'ils arrivent en haut du Val d'Illiez et s'orientent vers le Col de Cou (image Google Earth).

On peut alors observer des Vulcains qui, par effet d’entonnoir, se concentrent sur les cols alpins (passages les plus bas). Sur ces cols, par exemple au Col de la Croix ou au Col de Cou, on peut observer jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’individus qui transitent durant une journée (entre 10 heures et 16 heures environ), entre mi-septembre et mi-octobre.

Vulcain franchissant le Col de la Croix.

Vulcain franchissant le Col de Cou en fin de période migratoire, alors que de la neige est déjà tombée.

Projet d’étude sur la migration du Vulcain

Les auteurs de lepido.ch et un groupe de recherche de l’Université de Berne ont lancé un important projet d’étude de la migration du Vulcain, qui débouchera ces prochaines années sur plusieurs publications de l’Université de Berne. Il s’agit d’un projet de sciences participatives dont vous trouverez plus de détails sur ce lien. Le projet est composé de plusieurs volets dont notamment :

  • le marquage couleur d’individus,
  • la collecte de nombreuses données d’individus migrateurs à travers l’Europe.

Diverses activités seront organisées ces prochaines années, notamment des comptages de Vulcains sur différents sites de migration en Suisse. Ci-dessous un descriptif d’une activité organisée en 2016, qui a connu un grand succès et apporté des résultats très intéressants.

Exemple de projet de marquage réalisé en automne 2016

L’objectif était de marquer en automne le plus grand nombre possible de Vulcains migrateurs et d’informer les entomologistes du Sud de l’Europe afin qu’ils puissent retrouver des individus marqués, soit dans la suite de leur vol migratoire soit sur leurs aires d’hivernage. Deux équipes ont été constituées pour marquer les individus sur deux cols alpins. Une équipe était au Col de la Croix au-dessus de Villars sur Ollon (VD) et une autre au Col de Cou en dessus de Champéry (VS).

Du 29 au 30 septembre 2016, plus de 7’000 Vulcains ont été capturés, marqués avec des feutres de couleur, puis relâchés. Ces Vulcains ont continué leur route en direction du sud-ouest. Malheureusement, personne n’en a observé dans le Sud de l’Europe durant l’automne ou l’hiver 2016. Par contre, 5 Vulcains marqués au Col de la Croix ont été recapturés au Col de Cou, distant de 32 km à vol d’oiseau, indiquant une vitesse moyenne de vol direct d’environ 15km/h dans les conditions de cette journée (vent de face). La rédaction d’une publication sur ce projet est actuellement en cours.

Ci-dessous quelques photos de l’opération de 2016 du Col de la Croix, aimablement mises à disposition par Dominique Blanc.

Dispositif de capture composé de filets pour la capture des oiseaux migrateurs (qui permettent d'intercepter durant quelques secondes les Vulcains avant qu'ils ne passent à travers les mailles) et de personnes munies de filets à papillons postés juste devant.

Les personnes chargées de capturer les Vulcains sont alignées sur le col et les observent lorsqu'ils montent dans leur direction. Ils les attrapent soit directement en vol, soit lorsqu'ils sont interceptés par les filets à oiseaux.

Vulcain intercepté quelques secondes par un filet à oiseaux migrateurs, pouvant ainsi facilement être capturé avec un filet à papillons.

Durant le pic de la migration, les filets se remplissent rapidement.

Les filets remplis de Vulcains sont apportés aux personnes qui effectuent le marquage en couleur.

Les marquages sont effectués sur les taches blanches de chaque aile à l'aide de feutres de différentes couleurs. Chaque heure, un nouveau code couleur est appliqué.

Tous les individus marqués sont soigneusement consignés sur des formulaires préparés pour ce projet.

Les individus marqués sont immédiatement relachés et continuent leur migration.

 

 

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